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Code «éthique»

Humanité, 5 août 2005

Bayer : la CGT en appelle à la justice

La CGT de Bayer CropScience a décidé d’engager une procédure en justice pour obtenir le retrait du code « éthique » de l’entreprise.

Devant l’obstination de la direction de Bayer à mettre en application le 1er septembre prochain son « programme de conformité légale et de responsabilité professionnelle » (lire l’Humanité du 26 juillet), malgré l’opposition de l’ensemble des élus, qui se sont tous prononcés contre ce texte lors du comité central d’entreprise (CCE) le 22 juillet, la CGT a décidé d’engager une action en justice. L’organisation syndicale cherche à obtenir à la fois le retrait du texte mais aussi la suspension de son application. Ce texte, véritable « code de bonne conduite » pour les salariés du groupe agrochimique, légitime voire encourage la délation professionnelle en mettant en place un numéro de téléphone permettant à tout employé de dénoncer anonymement les agissements illégaux de ses collègues.

« La direction se veut rassurante et assure que le texte ne sera pas appliqué en l’espèce mais cela ne suffit pas », estime Stéphane Tourneux, délégué syndical CGT. Le syndicat a donc décidé de saisir le tribunal de grande instance sur le fond du texte, dans l’espoir que cela débouchera sur une véritable jurisprudence en la matière. « Nous souhaitons que la justice reconnaisse le caractère attentatoire aux libertés et droits fondamentaux des salariés de ce texte. Jusqu’à présent les juges se sont toujours saisis de vices de formes pour n’avoir pas à traiter la question mais il faut régler le problème. »

Au coeur du débat, la supériorité de ce « code éthique » sur la loi nationale : « Bayer définit une nationalité d’entreprise et se place au-dessus des lois, explique le délégué, et ce n’est pas admissible. La justice devra définir la valeur juridique de ce texte. » La CGT s’efforce de mobiliser les salariés, pour lesquels le texte est très hermétique, la presse et le monde politique et espère aboutir à une intervention du législateur sur le sujet. La direction de Bayer a par ailleurs affirmé son intention de soumettre son texte à la CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés) qui a clairement rejeté ce type de texte dans deux cas similaires le 26 mai. La CGT se dit relativement confiante sur l’issue de la procédure, notamment compte tenu de la position de la CNIL.

Aude Soufi
Article paru dans l’édition du 29 juillet 2005.

« Constitution multinationale » et délation chez Bayer

Dans le cadre d’un « programme de conformité légale et de responsabilité professionnelle », les salariés de la multinationale de la chimie sont invités à dénoncer les infractions à la juridiction propre au groupe.

« L’entreprise est la cellule de base de la société » (Ernest-Antoine Seillière) ou, plus récemment, juste avant les rumeurs d’OPA inamicale du « yankee » Pepsico, « la nationalité de Danone, c’est Danone » (Franck Riboud)… Banals slogans ou prophéties auto-réalisatrices ? On connaissait les constitutions nationales, on vient d’échapper à une constitution internationale – le projet de traité constitutionnel européen -, mais voici venu le temps des « constitutions multinationales » : au prétexte d’adaptation à la loi américaine antifraude dite « Sarbanes-Oxley » (1), les grandes entreprises mondialisées mettent pour le moment en oeuvre des programmes de « codification », de « mise aux normes » établissant des chartes internes de « responsabilité sociale », de « comportement éthique » ou d’« intégrité professionnelle », définissant les pouvoirs de police et de justice sur le territoire de la multinationale. Par la minutie totalisante de ces opérations, les grands groupes redéfinissent en fait le champ de la citoyenneté et, au passage, ils amputent une partie des droits élémentaires de leurs salariés.

Dernier exemple en date, ébruité par les syndicats : à Lyon, la direction de la filiale de Bayer AG en agrochimie (Bayer Cropscience, près de 2 000 salariés en France) vient de présenter aux instances représentatives du personnel un « programme de conformité légale et de responsabilité professionnelle » : publié en version anglaise sur le site de la multinationale basée à Leverkusen, ce document de 28 pages a un statut assez hybride. En gros, il s’agit, pour la multinationale, d’énumérer, à l’intention de tous ses salariés et, en particulier, de ses cadres, les obligations légales auxquelles ils sont tenus, et de mettre en place un système de contrôle basé sur la dénonciation tous azimuts des « infractions » constatées. Le fond de l’affaire, pour une entreprise exposée, de par sa production de médicaments, d’organismes génétiquement modifiés ou de produits agrochimiques, à des poursuites judiciaires et, le cas échéant, à des condamnations qui peuvent s’avérer coûteuses, consiste, selon la lettre d’intention de Werner Wenning, président du directoire de Bayer AG, à « prévenir les risques juridiques » et à « conserver notre bonne réputation auprès des clients, des autorités et du public ». En cas de manquement constaté par un salarié à la « constitution Bayer », les salariés peuvent établir des « rapports » « de manière anonyme, par exemple par une ligne d’appel téléphonique que chaque commission de conformité est tenue de mettre en place et de gérer ». Ce système d’« alerte éthique » ou, c’est selon, de « délation », a déjà été retoqué à plusieurs reprises par la CNIL (lire ci-dessous).

Selon ce « programme de conformité légale », les salariés de Bayer n’ont donc pas le droit de fabriquer des stupéfiants, de pratiquer une activité qui pourrait être « contraire à la convention sur les armes chimiques », d’utiliser des « méthodes de génie génétique pour travailler sur la génétique humaine » ou de corrompre des fonctionnaires. En matière d’environnement, ils doivent encore « éviter toute émission non autorisée de substances » et ne faire « aucun usage commercial de l’air, de l’eau et du sol sans autorisation ». En cas d’infraction aux législations en vigueur, « l’entreprise s’efforce, promet Bayer, de coopérer et de collaborer objectivement avec toutes les autorités et tous les organismes gouvernementaux », mais rappelle dans le même temps que « certains organismes ont pour tâche de détecter et de punir les infractions ». Dès lors, rappelle la multinationale qui encourage ses salariés à contacter son service juridique interne avant de fournir des documents ou des informations à l’extérieur, « le droit de faire appel à un avocat ou de garder le silence n’est pas un aveu de culpabilité ».

Derrière cette litanie de crimes ou délits évidents, la multinationale allemande rogne, par la bande, sur les libertés individuelles et les droits moraux de ses salariés, y compris hors travail. « Tout collaborateur doit prendre conscience que son comportement peut être attribué à l’entreprise et donc affecter la réputation de Bayer, lit-on encore dans le document. Par conséquent, l’entreprise attend de ses collaborateurs qu’ils soient polis, objectifs et justes dans leurs rapports avec leurs collègues et avec les tiers. » À un autre chapitre, la multinationale affirme « ne voir aucun inconvénient à l’engagement privé de ses collaborateurs dans des clubs, partis politiques (…) » dans la mesure où « ils ne font pas allusion à leur rôle chez Bayer quand ils expriment leur avis personnel en public ». Dans un tel flou artistique, les syndicats de Bayer, à qui il peut arriver de vouloir défendre les intérêts des salariés y compris à l’extérieur de l’entreprise, ne tiennent pas de quoi se rassurer. Dans les différentes parties du document consacrées à la confidentialité des informations internes, Bayer rappelle l’interdiction absolue de livrer à des tiers des « informations susceptibles d’avoir un impact sur le cours des actions ». Ce qui pourrait revenir à interdire aux syndicats de communiquer sur les conséquences sociales de telle ou telle opération et ceci, malgré la précaution oratoire ajoutée par la direction de Bayer dans la version française de son « programme de conformité légale » qui stipule que « Bayer s’engage à respecter les prérogatives des représentants du personnel en leur permettant d’exercer pleinement leur mission ».

Au cours d’un comité central d’entreprise (CCE), vendredi dernier, la direction de Bayer Cropscience a menacé les syndicats accusés d’avoir « fait à la presse une présentation tronquée et parfois caricaturale » du document, et leur a répété que « le choix d’introduire ce programme n’était pas négociable ». La CFDT, majoritaire dans l’entreprise, a émis un avis défavorable sur ce texte, estimant « certaines habitudes de pensée anglo-saxonnes difficilement transposables en France ». La CGT, qui a organisé une conférence de presse à Lyon vendredi après-midi, va plus loin et prépare une action en justice pour la rentrée. « Ce programme est une atteinte aux intérêts moraux des salariés, considère Stéphane Tourneux, délégué syndical central CGT. Cela pose la question de la citoyenneté des salariés dans l’entreprise et à l’extérieur. Nous devons maintenant porter le débat sur le fond sur cette forme inédite de „constitution multinationale“. »

(1) Élaborée en 2002 après le scandale Enron, cette loi est censée protéger les actionnaires contre les maquillages comptables et financiers dans les grands groupes. L’une de ses mesures phares consiste à protéger les « whistleblowers », les salariés qui « soufflent dans le sifflet » ou tirent la sonnette d’alarme en cas d’infractions commises par leurs dirigeants.

Thomas Lemahieu